
Les billets de bus étaient achetés, nous avions vidé complètement nos téléphones et fait une sauvegarde de toutes nos photos et documents dans le cloud. Nous étions prêts à traverser vers le Xinjiang, en Chine, le lendemain matin. Tous les blogs, les forums et les voyageurs rencontrés le disaient: voyager dans la région ouïghoure autonome du Xinjiang implique de devoir faire face à un contrôle qui frôle la paranoïa, sur un territoire où les étrangers ne sont pas les bienvenus. Nous avions choisi de ne pas nous attarder dans cette région sensible, pour éviter de faire face à la sécurité exigeante et d’encourager les politiques mises en place par le gouvernement.
Bryan, notre ami américain avec qui nous avons vécu plusieurs aventures, nous avait tracé le chemin d’avance. Il a parcouru le Xinjiang, une province aussi vaste que l’Iran, durant trois semaines. Dès son arrivée à Bulgan, en Mongolie, il nous avait contactés pour nous informer de la situation: fouilles fréquentes, communication très difficile avec les Chinois et passage de frontière laborieux. Malgré ces inconvénients, Bryan nous raconte à quel point il s’est plu en visitant cet endroit, qu’il était initialement sensé traverser en quelques jours…
En route!
5h00: notre réveil sonne. Nous prenons le temps de déjeuner et de boire un café, avant d’embarquer dans notre Yandex (alternative russe à Uber) vers la gare d’autobus. Après avoir passé plusieurs minutes à figurer où nous devrons procéder à l’embarquement, nous trouvons le bus qui nous fera parcourir les 987 km séparant Almaty d’Urumqi (prononcé Urumuchi), la capitale du Xinjiang. Après s’être confortablement installés dans nos lits (oui! Les places d’autobus sont des lits à deux étages), le bus démarre avec 30 minutes de retard.
Daniel ferme rapidement les yeux afin de prolonger notre courte nuit. Moi, je n’arrive pas du tout à me reposer. Je suis tellement anxieuse à l’idée de passer la frontière entre le Kazakhstan et la Chine et je me fais des millions de scénarios. Quelles questions vont-ils nous poser? Combien de temps cela prendra-t-il? Installeront-ils un logiciel espion sur nos téléphones1? Penseront-ils que nous sommes des journalistes? Tant de questions alors que, dans les faits, nous ne sommes que de simples voyageurs…
Passage de frontière
Nous arrivons à la frontière à 12h45: on nous fait tous descendre du bus, puis ré-entrer en vérifiant notre passeport. Une heure plus tard, nous passons à la douane kazakhe qui nous appose notre estampe de sortie. Le bus nous reprend ensuite, nous transporte dans le no man’s land et nous dépose devant la douane chinoise. Le processus est long: on scanne les baggages de tout le monde, on nous fait remplir une carte d’arrivée, on contrôle nos empreintes digitales, on nous prend en photo et on nous pose quelques questions de base de manière très amicale.
Nous finissons le processus approximativement en une heure, puis sortons de la douane avec notre estampe d’entrée chinoise. Pas d’interrogatoire, pas de fouille de téléphone et pas d’exploration complète de chaque coin de nos bagages! La dernière étape: un enregistrement policier pour déclarer la prochaine ville où nous nous dirigeons. Nous nous demandons quand aura lieu la prochaine fouille… Nous reprenons la route et je m’endors comme un bébé, la pression maintenant relâchée.
La plus grande ville la plus loin d’un océan
La route est belle: même si nous sentons dès le premier arrêt que nous sommes bien en Chine, nous voyons toujours quelques yourtes au bord de la route et des paysages montagneux nous rappelant les pays d’Asie centrale. Nous passons une belle nuit dans le bus, qui s’arrête même pendant quelques heures pour éviter d’arriver trop d’avance (et en pleine nuit) dans la capitale provinciale.
Au petit matin, nous reprenons la route et nous nous arrêtons une première fois. Il s’agit d’un contrôle policier. Comme nous voyageons surtout avec des citoyens kazakhs, les policiers prennent tous les passeports et nous enregistrent dans le système. Encore une fois, pas plus de questions, ni de fouille, juste un peu d’attente.
Nous arrivons à Urumqi 24 heures exactement après notre départ. La ville est immense, avec de nombreux gratte-ciel qui semblent sortis de nulle part. Avec plus de trois millions d’habitants, Urumqi est la plus grande ville au monde à être aussi loin d’un océan. La capitale se développe incroyablement rapidement et ses salaires alléchants et ses primes d’éloignement encouragent les Chinois hans (ethnie majoritaire du pays) à s’y installer.
Les Ouïghours: état de la situation
Je raconte tout cela comme si c’était une évidence. Dans les faits, peu de gens ont entendu parler de la minorité ouïghoure qui vit en Chine, bien que plusieurs journalistes et organisations tentent de dénoncer la situation actuelle. Le peuple ouïghour est un peuple millénaire directement lié à ceux de l’Asie centrale. En effet, les racines linguistiques de leur langue, le ouïghour, est celle des langues turciques (comme le turc, le turkmène et l’ouzbèque). De plus, il s’agit d’un peuple pratiquant l’Islam depuis le Xe siècle. Physiquement, les Ouïghours s’apparentent aux Ouzbeks. Bref, c’est une culture loin de celle que l’on se fait de la culture chinoise à proprement parler.
La région occupée par les Ouïghours depuis des millénaires est celle de la route de la soie. Elle a été à l’occasion indépendante ou autonome de façon intermittente, mais est passée au contrôle chinois dans les années cinquante, sous la Chine de Mao. La chute de l’URSS et la création d’états musulmans indépendants en Asie centrale ont encouragé le Xinjiang à chercher l’indépendance, que Pékin a réprimé. Cela a entraîné la création de groupes extrémistes séparatistes reprochant aux autorités de vouloir les assimiler.
En 2009, une rébellion concertée par des Ouïghours a entraîné la mort de plus de 200 Chinois hans à Urumqi. Plusieurs autres attaques terroristes ont suivi. Ces violences ont resserré le contrôle de Pékin sur le territoire, en criminalisant ce que les autorités appellent “les activités religieuses illégales et séparatistes” et en augmentant radicalement la sécurité. Le summum: la création “d’enseignement vocationel” où les Ouïghours désaprennent leur penchant terroriste extrémiste en se rapprochant de la culture chinoise han non-musulmane2. La peur du terrorisme et de l’extrémisme religieux est certes louable, mais il demeure que les Ouïghours sont brimés dans leurs libertés, de par leur ethnie et religion.
Sous haute surveillance
Voyager dans un tel contexte soulève son lot d’émotions et d’interrogations. Nous nous faisons également entraîner dans la spirale de l’ultra-sécurité. Dès notre arrivée à Urumqi, nous constatons l’omniprésence de la surveillance: des caméras pointent dans toutes les directions et des postes de police sont présents littéralement à chaque coin de rue. Comme personne ne parle anglais et que tout est écrit en chinois, nous tentons de nous orienter avec des cartes hors-ligne. En voulant traverser sur une autre artère, un policier nous bloque: on ne peut pas passer ici. Eh oui, seules certaines rues nous sont accessibles!
Les gens sont très gentils. Malgré la barrière linguistique énorme, plusieurs essaient de nous aider et nous finissons finalement par nous déposer à l’hôtel Bestay, l’un des très rares hôtels petit budget à autoriser les étrangers. Les murs sont mal insonorisés et la chambre sent la cigarette, mais les draps sont propres! Une musique chantée par des enfants égaie la réception. Nous nous reposons un peu et sortons pour manger de savoureux plats de nouilles. Quel bonheur de trouver une nourriture si bien assaisonnée!

Les plats de nouilles sont bien assaisonnés et les saveurs sont bienvenues après 10 semaines en Asie centrale
Le lendemain nous partons à la découverte de la ville. Nous explorons d’abord un supermarché. Les vendeurs s’expriment en chantant des ritournelles en chinois et les allées sont remplies de produits suremballés complètement nouveaux. Quel monde différent! Nous entendons encore une fois la musique chantée par des enfants… Visiblement, c’est une chanson populaire.
Nous nous rendons ensuite à la gare, pour acheter des billets de train afin de visiter la région de Turpan dans les prochains jours. Nous sommes déstabilisés par le contrôle de sécurité à l’entrée de la gare: on nous fouille complètement. Notre sac est scanné, on nous demande de boire notre eau (qui est d’abord sentie), on nous fait une fouille de corps, on examine chaque poche et chaque racoin de notre portefeuille et on regarde même derrière l’étui de notre téléphone! Même en prenant l’avion on ne subit pas ce traitement!
Une fois les billets de train en poche, nous continuons notre exploration de la ville. Nous visitons le musée du Xinjiang, où nous en apprenons plus sur la région, de façon assez partiale toutefois. En marchant dans les rues, nous entendons toujours la même chanson chantée par des enfants, à en devenir aliénant! En revenant à l’hôtel, j’interroge le réceptionniste sur le sens de cette chanson, qui me confirme qu’il s’agit d’une chanson patriotique locale.
Daniel s'emballe en écoutant la superbe chanson qui joue partout à Urumqi!
Turpan
Ne voulant pas nous éterniser dans la région, nous avions choisi de seulement prendre le temps de visiter Turpan depuis Urumqi. C’est un voyage d’une heure en train ultra-rapide. Au moment de sortir de la gare, un policier nous demande nos passeports. Il ne parle visiblement pas anglais et semble chercher du soutien de ses collègues pendant plusieurs minutes. Pendant que nous patientons, je remarque que les Chinois hans n’ont pas à exécuter la même formalité. Malgré le sentiment d’injustice qui m’habite, je reste calme.
Le policier nous amène jusqu’au poste de police à quelques mètres de l’entrée et remet nos passeports à une collègue. La jeune femme nous demande difficilement en anglais si nous parlons chinois. Après lui avoir répondu que non, elle nous demande au moyen d’un logiciel de traduction à quel hôtel nous résiderons. Nous lui fournissons l’information, elle nous remet nos passeports et nous laisse quitter.
En marchant vers notre auberge de jeunesse, nous discutons de cette frustration de devoir nous justifier et d’être ciblés en tant qu’étrangers. En passant devant un énième poste de police, nous remarquons des affiches de sensibilisation apposées sur sa façade. Les affiches promouvoient explicitement la dénonciation de gestes criminels. Ce qui nous frappe, c’est que les méchants criminels sont tous habillés de manière traditionnelle ouïghoure… Nous sommes estomaqués!
Turpan est bien différent d’Urumqi. Ses maisons en terre battue, son climat très chaud et la tenue de ses habitants nous rappellent tout de l’Ouzbékistan. Nous nous appercevons qu’il n’est pas simple d’être un touriste indépendant à petit budget en Chine. La plupart (pour ne pas dire tous) des lieux à visiter ont des frais d’entrée considérables. Les 70 yuans (15 CAD) sont chers pour visiter la mosquée ancestrale de la ville, que nous admirons de loin. Nous choisissons de visiter les ruines de Jiahoe, l’une des cités anciennes les mieux préservées au monde.

Le détour des ruelles de Turpan nous rappelle avec nostalgie l'Ouzbékistan. Les mosquées et les habits traditionnels des habitants y sont très similaires. Les caractères chinois nous rappellent toutefois que nous sommes bien en Chine...
Alors que nous rentrons à pied depuis les ruines, nous admirons les paysages et regardons les champs de vignes. Les raisins verts poussent en quantité industrielle dans la région. Une vendeuse installée au bord de la rue vend d’ailleurs de ces délicieux fruits et nous lui en achetons une petite quantité. Quelques mètres plus loin, un homme en moto sortant complètement de nulle part arrive vers nous et nous donne une quantité impressionnante de raisins. Il nous sourit, puis disparaît aussi vite qu’il est apparu. Nous avons à peine le temps de le remercier!

Le généreux don express d'un habitant de Turpan. Je pense que ce sont les meilleurs raisins au monde!
D’Urumqi à la Mongolie
Après avoir bien profité de Turpan, de sa nourriture et de ses rencontres, nous sommes rentrés à Urumqi dans le but de poursuivre notre route vers la Mongolie. Un premier bus nous transporte d’abord jusqu’à Qinghe. La longue route est parsemée de contrôles policiers qui s’assurent de notre destination finale et prennent en photo nos passeports. Une fois à Qinghe, au moment où Daniel pose le pied hors du bus, un policier vient le voir en lui disant:
“Takashiken [la ville frontière], let’s go!” et lui pointe sa voiture.
Une fois nos sacs récupérés, sans même avoir le temps de réfléchir, le policier nous fait monter à bord de la voiture pour parcourir le kilomètre et demi qui sépare les deux stations de bus. Il nous trouve le prochain mini-van à partir, prend en photo le conducteur et son numéro de plaque, s’assure que nous payons le prix officiel et nous dit au revoir. Nous, qui sommes habitués de normalement galérer pour effectuer toutes ces étapes, sommes bien heureux de ne pas avoir à penser.
À l’entrée de Takashiken, nous devons encore une fois nous enregistrer au poste de police. La policière nous demande de confirmer que nous passerons la nuit en ville et que nous irons en Mongolie demain. Elle prend en photo nos passeports et nous enregistre dans le système. Nous reprenons la route jusqu’au centre du village, où le chauffeur du mini-van nous dépose devant le poste de police. Il nous fait signe que c’est ici que nous devons débarquer. Doutant que nous serons pris en charge par les policiers ici aussi, nous descendons de la voiture.
Deux voitures de police arrivent, les girophares allumés. Au moins cinq policiers descendent. Visiblement, ils nous attendaient: alors que nous ne leur avons même pas adressé la parole, nous les entendons dire “Canada”. L’un d’eux s’approche avec son téléphone pour nous indiquer qu’ils sont les policiers de la région (Non! Pour vrai!) et nous demande quels sont nos plans. Nous leur demandons où est situé l’hôtel le moins cher acceuillant les étrangers. Ils nous le nomment et nous font signe de monter à bord de leur voiture. Ils nous déposent audit hôtel quelques mètres plus loin, s’assurent que nous soyons bien installés et confirment que nous quitterons bien pour la Mongolie demain matin. Daniel et moi trouvons la situation plutôt cocasse.
Le lendemain matin, nous nous dirigeons à la station de bus à l’heure suggérée par les policiers. En route, nous en croisons bien sûr un, qui s’assure que nous nous dirigeons bien vers la Mongolie. Au moment d’acheter les billets, nous apprenons que le bus ne quitte que vers 16h! Comme nous voulons maximiser notre déplacement et éviter de perdre notre journée dans ce village paumé, nous tentons de faire du pouce. La frontière de Takashiken/Bulgan est énormément utilisée par les camions mongols qui transportent le charbon vers la Chine et rentrent vides.
Après avoir laissé passer une bonne dizaine de camions qui ne veulent visiblement pas nous embarquer, Daniel suggère de demander aux policiers de nous déposer jusqu’à la frontière. Nous retournons donc vers le centre du village où nous croisons rapidement des policiers. Daniel leur explique la situation grâce à Google Translate et leur demande poliment de nous aider à parcourir les 17 km. Les policiers acceptent. Girophares allumés, c’est à l’arrière d’une voiture de police que nous quittons la Chine! Malheureusement, je n’ai pas de preuve photo de cet évènement, les policiers ayant refusé tout cliché. Ils ne se sont pas gardés de prendre plein de selfies avec nous par contre.
Soulagement
En arrivant au poste frontalier, les officiers se demandent comment nous sommes arrivés, sans bus ni vélo. Nous leur répondons que nous sommes arrivés en taxi! Sortir du pays est aussi simple qu’à notre entrée. Alors que notre ami Bryan avait dû montrer aux douaniers chacune des photos prises durant son séjour, aucune requête de ce genre ne nous a été demandée. Nous regrettions presque de ne pas avoir pris plus de clichés compromettants!
Quitter le Xinjiang est un soulagement: nous n’avons plus à nous demander quand seront les prochains contrôles, à devoir nous justifier dans nos déplacements ou à avoir peur de subir un interrogatoire à tout moment. De plus, nous pouvons enfin utiliser les sites Internet bloqués que nous chérissons tant comme Google, Facebook et Instagram. Bref, nous avons l’impression de retrouver notre liberté en pouvant faire ce qui nous plaît sans craindre les représailles.
Malgré tout, une partie de nous aurait souhaité poursuivre nos découvertes dans cet endroit hors des sentiers battus, riche en culture et en histoire. Le choc culturel apparu à notre arrivée s’est estompé au gré de la gentillesse des gens de la région et de la découverte de lieux sublimes. Mais, voyager au Xinjiang a son lot d’inconvénients, que nous ne sommes pas prêts à accepter pour poursuivre nos découvertes. Un jour peut-être, la région sera plus acceuillante et ouverte à la différence et, là, nous retournerons la découvrir sans hésitation!
*Les propos recueillis dans ce texte reflètent notre expérience personnelle. Nous évitons autant que possible de prendre position par rapport à la situation politique qui a lieu en ce moment au Xinjiang, mais nous vous invitons à vous informer davantage.*
Le magazine The Verge ainsi que plusieurs publications dans The Guardian, Motherboard et The New York Times rapportaient que la Chine installe secrètement des logiciels espions sur des télépones Android de touristes pénétrant dans le pays par la région du Xinjiang. L’application scanne le téléphone pour plus de 73 000 fichiers différents! De plus, il copie et sauvegarde les contacts personnels et entrée de calendrier. ↩︎
La BBC publiait un mois avant notre visite un reportage (en anglais) sur ces écoles permettant aux extrémistes musulmans de se ré-éduquer. ↩︎